A nous quatre
Hier soir, quand je suis arrivée à la crèche, il a hurlé "Maman !!!" avec
un sourire jusqu'aux oreilles, il m'a attrapé les jambes fermement, m'a serrée fort, puis il a scandé "Et
bébé !!!" en frottant ses petites mains sur mon ventre. La surprise m'a
arraché un éclat de rire. Je me suis bien gardée de tout montrer, mais à
l'intérieur c'était la joie, les larmes, le soleil du printemps et le
ticket gagnant du loto en même temps.
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Parfois
quand je déboule avec mon bomber et mes superstar j'ai l'air
d'une baby-sitter. Je me sens souvent en décalage avec les autres mamans, d’ailleurs je ne serais
jamais comme les autres mamans, celles qui ont toujours un mouchoir sur
elles, celles qui ne glandent pas sur Instagram le matin au réveil alors
qu'elles sont déjà en retard, celles qui préparent leur menu de la semaine et ont tous les ingrédients adéquats dans leur frigo. Je
serais toujours la maman qui ne brosse pas ses cheveux le matin parce qu'ils retombent mal sinon alors on préfère les noeuds, qui arrive un jour maquillée
comme pour aller en soirée et un autre avec une pauvre BB cream
insuffisante pour cacher les cernes de la nuit passée. Je suis
bordélique, fatiguée, inégale, je me sens toujours différente, je ne
rentrerai sûrement jamais dans le moule. Mais il y a bien une chose que
je partage avec toutes les mamans, les coincées, les foldingues, les
organisées, les maniaques, les déprimées, les fortes, les travailleuses
et les écorchées, on a ça en commun les filles, je l'aime. Plus que tout. Mon enfant est ma vie, mon amour d'amour, le sang qui
coule dans mes veines.
Ma
maison est une caserne. Je vis pin-pon, je dors pin-pon, les pin-pon
ont effacé les autres jouets du magasin, on en a déjà à trois, quatre,
cinq, six, mais de tailles différentes, attention. Du coup dans la pat
patrouille son préféré est évidemment Marcus, mais il a aussi un petit
faible aussi pour "Ben" alias Ruben, celui qui a le tracteur, même que
quand on passe devant des travaux dans la rue on s'arrête toujours
regarder si le "pinpon de Ben" est dans le coin. Dans
le livre sur le chantier, on a découvert la bétonnière, je ne savais
même pas ce que c'était, mais on l'a surnommé le camion ballon, parce
qu'il ressemble à un ballon de rugby, rayé bleu et gris. Un jour, on en a
croisé un vrai dans la rue, exactement le même que celui du livre, ça
nous a fait la journée, viens on le prend en photo, on va le montrer à
Papa, oh la la, camion-ballon, tu te rends compte, il était gros hein,
oui, gros.
Ici
on aime les pinpon et les carottes râpées, on aime regarder les diapo
de Bruce et Dory projetés au plafond avant de dormir, on aime inventer des
histoires et des nouvelles grimaces et on aime par dessus tout se faire
un "canin" avant de dormir en serrant fort les bras autour du cou. Aaron
a un film préféré, mais un vrai film les gars, pas un dessin animé de bébé,
non un film de grand avec des images tournées dans la vraie vie. Ce film c'est Beethoven et avec le mari on l'aimait déjà à la folie quand on était petits,
alors quand on le regarde le week-end tous les trois dans le lit avec
des gâteaux qui font des miettes qui nous gratteront dans le dos, c'est
un peu la définition du bonheur. On rit devant les bottes moches du
voleur de chien (big up Stanley Tucci), on rit devant le Papa qui rate
son journal, éparpillé dans le jardin par le petit con mec à vélo. Et on
adore quand il rentre dans la maison avec sa tasse à café et qu'il dit
tout fort "Il est 7 heures, debout là-d'dans!". On rigole, on refait des
miettes, on se donne la main et parfois avec le Mari on échange un
regard par dessus ses bouclettes. J'aimerais bien vous dire qu'on pense la même chose mais ces matins-là, il n'est probablement pas aussi émotif que moi. Lui m'implore du regard d'aller
lui chercher un peu de jus d'orange, et moi je me dis que le monde est
drôlement beau et que pour quelqu'un qui ne se voyait pas vraiment vieillir, ça valait
le coup de souffler quelques bougies de plus. Je vais chercher du jus d'orange et je sais que j'ai tout.
On était bien, juste tous les trois, comme ça, alors quand on a commencé à parler
de sa sœur, il a manifesté son mécontentement en ignorant nos perches
immenses, voire parfois en répondant carrément "non".
Non, il n'y a rien dans le ventre de maman, non, je ne veux pas de nouveau bébé dans la maison, non, le bébé c'est moi. Non.
On
a laissé l'eau couler et puis il est passé du mépris à l'indifférence,
pas de réaction, mais des oreilles, des petites oreilles qui écoutent
tout et qui enregistrent en silence. Un jour, alors que je me
badigeonnais de crème il est passé devant moi, et m'a lancé son
traditionnel "que c'eeest ?".
Je
n'ai pas eu la cruauté de lui expliquer le concept des vergetures et de
mon rituel d'hydratation, j'ai fait soft, j'ai parle du ventre de maman
qui grossit, parce qu'il y a le bébé dedans, et qu'il faut mettre de la
crème pour aider le ventre à grossir. Oui, il y a un bébé dedans, mon amour. J'ai conclu ma tirade par un petit
toc-toc de ma main près du nombril, et j'ai dit "debout là-d'dans".
Il
a sourit, et le monde s'est un peu illuminé à ce moment-là. Il a fait toc toc lui aussi contre la peau toute pleine de crème, et répété après moi "là-d'dans!". Il n'a plus
jamais dit non au bébé. La vie a changé, il a accepté sa présence, grâce à la réplique de Beethoven on avait fait tourner le monde dans l'autre
sens.
Aaron veut bien être grand frère, vous m'entendez, vous réalisez ou pas, toc-toc, debout là-d'dans.
Aaron veut bien être grand frère, vous m'entendez, vous réalisez ou pas, toc-toc, debout là-d'dans.
Aaron
va avoir un bébé "sœur". Il est assez content maintenant, on va dans sa chambre
parfois et on regarde les jouets de tout petit bébé qu'il va lui léguer,
même si inévitablement, tous et surtout les plus insipides regagnent soudainement son intérêt. Il détaille les vêtements accrochés aux cintres,
fait sa petite inspection, énumère les fruits imprimés sur la robe Zara baby, regarde par la fenêtre, compte les mouches
noyées sur le balcon, il n'y a que depuis cette chambre qu'on peut les
voir, elle est bien la chambre-soeur. On joue un peu. Au revoir chambre-sœur. on pousse la porte et moi je
sais qu'il avance, tout doucement. Milan vient d'avoir une petite sœur
lui aussi, elle s'appelle Anna. Parfois j'ai le bébé dans les bras et il approche, je le trouve timide et affectueux, mais pas jaloux, et ça, pour mon coeur de maman, c'est déjà beaucoup trop doux. Je vois qu'il s'inquiète
un peu de l'entendre pleurer, il la contemple, c'est vraiment tout petit
un bébé.
-Aaron, comment elle va s'appeler ta petite
sœur ? -Anna ! -Non mon cœur, on va lui donner un nom différent, c'est la
sœur de Milan qui s'appelle Anna, la tienne s’appellera autrement.
On prend l'escalier du RER, il lâche ma main et s’agrippe à la rambarde. "Tout seul! Ayone grand". Ah oui, Aaron est un grand, c'est vrai, tu vas aller à l'école alors, oui, école. "Ayone : école, soeur : crèche. Soeur bébé". Là je sais qu'il a compris. Il a tout compris. Et je lui dis oui, tu es un grand garçon, mais tu sais tu seras toujours mon petit bonbon à la menthe, aussi.
On prend l'escalier du RER, il lâche ma main et s’agrippe à la rambarde. "Tout seul! Ayone grand". Ah oui, Aaron est un grand, c'est vrai, tu vas aller à l'école alors, oui, école. "Ayone : école, soeur : crèche. Soeur bébé". Là je sais qu'il a compris. Il a tout compris. Et je lui dis oui, tu es un grand garçon, mais tu sais tu seras toujours mon petit bonbon à la menthe, aussi.
On peut dire ce qu'on veut les gars. J'ai pleuré, craqué, regretté parfois ma vie d'avant, à cause des cris, des nuits blanches, des petits pots pas finis et des caprices dans les supermarchés bondés. Il me rend dingue, me fatigue, me surprend parfois, comment un si petit corps peut produire de tels hurlements, rouge écarlate, 98 cm de nerfs à vifs parce qu'il n'y a plus de petits suisses à la pêche. Mais il sourit, et puis on oublie, je vois ses dents de vampire au milieu d'un éclat de rire et c'est un matin de Noël à lui tout seul, il guérit toutes les plaies, avec ses doigts maladroits, les enfants sont des magiciens, ils ramèneraient la paix dans le monde juste si on les regardait dormir, ils jouent avec nos cœurs comme avec une marionnette, voilà, depuis le 1er décembre 2014, c'est comme ça, c'est lui qui tient les fils, et il ne le sait même pas.
J'entre
dans mon 7ème mois, et tout me revient, le déca et la grenadine à la terrasse
du café avec nos ballons, David, son sourire, ses yeux, cette
expression, le premier trimestre si terrible, Aaron qui me tendait son doudou "Coco"
pour me consoler après m'avoir vu vomir et pleurer, moi rongée par la
culpabilité quand je perdais patience à cause des nausées, les 10
semaines où je n'arrivais plus à manger à cause du reflux et que là
enfin j'ai compris ce qu'il avait enduré quand il avait seulement 4
semaines de vie, la deuxième écho rose bonbon, notre bébé grenadine, on le disait tout bas mais on la voulait très fort cette petite sirène, les "non", la crème sur
le bidon, Beethoven, bébé soeur, toc toc, debout là-d'dans, et hier soir, la crèche, le canin à maman et au bébé.
Je suis une rêveuse moi, je rêvais en classe, je rêvasse dans la rue, je rêve toutes les nuits et je m'en souviens, chaque matin.
Alors depuis le bonjour au bébé en arrivant à la crèche, depuis le toc-toc du matin avec la crème, ça y est, je l'ai eue, ma vision, mon rêve. Parce qu'il a bien voulu devenir grand frère, j'ai tout imaginé. Je me suis rendue compte comme j'allais l'aimer. Parce que j'aime tellement tout en lui, j'ai hâte de tout découvrir en elle. Est-ce qu'elle me fera connaître tous les pinpon elle aussi ? Quelle sera sa petite lubie ?
Et la vie, elle sera comment la vie ?
On ira à la mer le week-end, mais avec un siège auto en plus et
un maillot à frous-frous. On leur achètera un talkie-walkie pour qu'ils
communiquent à travers leur chambre, sauf la nuit les enfants, la nuit
on dort ok, merci. Ils se battront pour le dernier Kinder, se ligueront
peut être contre nous les parents et vieux cons.
On sera quatre et
on se laissera jamais tomber, ni grands ni petits, non, jamais de la
vie. On sera une famille. Peut être qu'avec elle j'irai au spa et
mettre du vernis, et qu'avec lui David fera des foots le dimanche
après-midi. Peut être pas, qu'on fera autre chose, j'en sais rien, ce
que vous voulez, peu importe tant qu'on le fait ensemble et que vous
vous éclatez. Je veux vous voir sauter dans les vagues, lécher la
cuillère en bois pleine de chocolat fondu, moi c'était les oeufs battus à la neige, ça en dégoûte plein, j'adorais, le fouet tout salé avec son bout de nuage à manger. Ils se loveront tous les deux sous un plaid pour regarder un film d'enfant, moi je jetterai un œil ému au mari en me disant que le monde est beau et lui me demandera le jus d'orange. On les entendra rire aux éclats, on les regardera
amoureusement quand ils dormiront enfin et on se dira qu'on a tout
réussit. Oui on sera une famille tous les quatre, ça va tout changer et ça va nous éreinter encore plus
qu'on ne l'est, mais bordel qu'est ce qu'on sera heureux.
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