Papa

Il y a toujours du sirop de menthe pour moi. Du jus de citron et du saucisson. Très sec, sinon j'aime pas. Alors il les entrepose dans la porte du frigo et à force ils deviennent super sec, comme j'aime, et je peux me les taper en entier. Encore du saucisson, s'il te plaît. Il sourit, il coupe, il les mets toujours sur le même petit plateau argenté et moi je me gave comme une princesse affalée devant la télé, avec mes tranches de saucisson et mon sirop de menthe. J'ai 14 ans, pas beaucoup d'amis à l'école, parfois je suis en décalage avec les gens de Neuilly, tu sais papa, il ne me ressemblent pas. Je vais chez toi un week-end sur deux, et la moitié des vacances scolaires et c'est ma bouffée d'oxygène à moi.
J'ai la menthe, toi le Ricard, un peu trop, sûrement, je m'en fiche, tu es là pour moi et personne n'égale ça. Tu me dis que je suis jolie, que j'ai hérité de tes yeux et du sourire de ma mère, moi je sais bien que je suis la plus laide avec mes boutons et mes cheveux coupés de force au carré, mais tu as l'air tellement sincère, je te crois un peu du coup, après tout, tu es mon père.
Quand j'étais plus petite, il y avait les biarritz et Louis de Funès, je n'aimais pas le shopping, pas me promener, même quand il faisait beau, j'étais casanière, je ne voulais que voir des vidéos. Elles sortaient toutes les deux et moi je mettais pour la 100ème fois le Grand Restaurant. Si tu étais du matin, tu rentrais en milieu d'après-midi et tu regardais la fin avec moi, on aimait le passage où il se déguise, on aimait ses "idées poétiques" et on aimait le faux-cul qui lui offrait des cachou, on rigolait, on finissait le paquet de biarritz avec un grand verre de menthe et moi je vous le dis maintenant que j'ai presque 29 ans et que je suis enceinte de mon deuxième enfant, ces après-midi là étaient parfaites, je n'aurais jamais rien rêvé autrement.

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L'eau a coulé, j'en ai soufflé des bougies depuis, un jour j'ai arrêté de manger du porc, tu n'as rien dit, tu me dis toujours "c'est ton choix, c'est ta vie", j'aperçois quand même le saucisson dans la porte de ton frigo, et il me manque un peu, tu sais, bien sec et coupé en tranches sur son petit plateau.
Je suis ta deuxième fille, oh, j'imagine bien que tu as dû être un peu déçu, au début, une autre fille, pas un garçon pour aller pêcher avec toi ou faire le con. Tu ne me l'as jamais dit, et tu ne me l'as jamais fait sentir, j'étais quand même ta petite Cassie, qui mange 4 et regarde Louis de Funès avec toi.
Tu détestes les magasins, Disneyland, la foule en général, le Macdo et les centres commerciaux. Tu détestes les femmes trop apprêtées et maquillées, d'ailleurs pour me faire plaisir quand j'avais 14 ans tu acceptais de m'offrir un haut chez Pimkie mais tu hurlais si je mettais du noir sous mes yeux. Tu nous as élévées à la dure, pas de "je t'aime", ni trop de calins, mais tu étais là, à chaque fois que j'en ai eu besoin.
L'eau a coulé, il y a finalement eu un petit garçon qui est arrivé, j'ai une fierté, c'est moi qui l'ai porté, il a fallu attendre 26 ans mais il est né. J'aime te voir rire avec lui, je le vois bien qu'il t'émerveille, te passionne, t'amuse. Tu n'es jamais objectif, tu le trouves très intelligent, très observateur, très coquin, bref, tu l'aimes, tu n'es toujours pas très câlin mais tu l'attrapes pour le faire s'envoler, et puis il suffit de te regarder l'observer, depuis qu'il est arrivé, il a tout changé silencieusement, d'un coup les foutus médocs contre le cholestérol n'ont plus fini à la poubelle, tu les a pris et puis nous on a sourit.

Tu aimes par-dessous tout Gladiator, moi j'avais 14 ans et je me moquais bien de toi, mais j'en ai presque 29 maintenant et je sais pourquoi. Cette obsession de l'honneur, la droiture. C'est beau et c'est rageant, ça fait chier, parce que t'es trop gentil, trop soumis, tu subis, tu crois que j'ai oublié, ta chambre de bonne pendant des années, cette petite plaque électrique sur laquelle tu tenais quand même à me faire une bavette à l'échalote, comme avant, comme si rien n'avais changé, mais tout avait changé puisque tu vivais seul dans 10 mètres carrés. On n'a jamais vu une seule fois une femme à ton bras, on sait bien, c'est toi, qui ne veut pas, c'est vraiment beau, même si elle ne mérite pas tant de toi.

Je voudrais te dire que je suis là pour toi même si tu radotes, que tu me fais chier avec tes glaçons, et que tu ne parles pas beaucoup.

Tu es mon père, et je suis fière.
Bonne fête papa.


© Ourson Chéri 





Commentaires

Anonyme a dit…
Delphine,
Je te lis depuis un certain temps, régulièrement, anonyme...
Il y a chez toi quelque chose d'authentique et une certaine candeur qui te rendent attachante.
Nous n'avons pas le même âge, ni le même parcours mais je suis souvent émue en te lisant.
Et ce soir, je le suis encore un peu plus. Parce que je me retrouve dans cette relation père/fille pudique et que là, nos histoires se rejoignent. Que ce n'était pas le verre de menthe mais la chantilly dans le café, que ce n'était pas de la bavette mais de la raclette, qu'il ne vivait pas dans une chambre de bonne mais que sa solitude était toute aussi grande, qu'il s'est laissé mourir à petit feu le jour où ma mère l'a quitté et que ses excès ont eu raison de lui...
Et ce soir, je le suis d'autant plus. Parce que j'ai perdu mon Papa il y a bientôt 3 ans, parce que son absence est toujours aussi douloureuse, parce que son souvenir aussi vif...
Aujourd'hui, je n'aurais qu'un souhait : pouvoir le serrer encore dans mes bras et lui dire combien je l'aime.
Profite de chaque jour qui t'est donné avec ton Papa et ne laissez pas votre pudeur être la barrière de vos sentiments.
Je t'embrasse.
Steph