Je t'aimais déjà

Je me souviens encore du goût du curry dans les petits plats de l’avion. Il y a un an, je m’envolais direction la Thaïlande. Des amis, le premier au revoir au poussin, le coeur lourd de s’en aller si loin, une angoisse à l’aéroport, comme si j’avais oublié mes clés ou mon sac, je suis incomplète, le coeur fait un bond, et retombe aussi sec. 
Il dîne sûrement, nous on s’envole à deux et demi, avec mon bébé de la taille d'un kiwi. C'était la première fois depuis 3 ans -New York en hiver, à l'époque je bavais sur mes stars préférées qui attendaient un bébé, j’en voulais un aussi mais on attendait. 

2016. Cette fois, à Roissy, j’en ai un dans le ventre et un dans le coeur. 
Attachez vos ceintures, les gilets de sauvetage sont placés sous votre siège. Viande ou végétarien ? Rien, ce que vous voulez tant que mon reflux se tient à distance. 
Je suis enceinte de 14 semaines et je souffre depuis la 5ème. Ça a commencé gentiment avec des nausées que je me croyais prête à contrer à grands coups de biscottes sur la table de nuit, jus de citron et gélules au gingembre. Mais rien n’y a fait et le reflux, sournois et vicieux, s’est invité. 
Il arrive insidieusement, quand je crois être tranquille. J’avale quelques bouchées qui me réconfortent, moi la gourmande invétérée, autrefois surnommée le Tube pour toute la quantité de bouffe que je pouvais avaler en une journée. Et c’est après le repas, 5, 10 minutes plus tard, que la douleur monte, crescendo. Une brûlure insoutenable qui me prend la gorge et me donne une envie, une seule, manger encore, pour oublier cette sensation. C’est après chaque aliment que j’avale, le matin, le midi, le soir, la nuit. Tous les jours, pendant 2 mois. C'est pire avec les tomates et les crudités, pas d'bol ce sont mes aliments préférés. Ça dure, des heures, ça me fait tousser et les dernières semaines ça me fera vomir et pleurer, d’épuisement, de découragement. Quand est-ce que ça va s’arrêter? Les nausées ont pris fin après le pic hormonal des douze semaines mais le reflux lui, est resté. 
Je m’envole en Thaïlande avec une escale à Bombay, et moi qui n’aime pas les plats trop exotiques, je m’attends à tout sauf à ce que je vais vivre. 


Toc, toc qui est là. Il dort paisiblement, à 7h de moins que moi. Je pense à lui. Il me manque. 
Bangkok. 
Je suis réveillée par le ventilateur qui vole au-dessus de notre lit. Je me lève et jette un œil au miroir. J’ai déjà un petit ventre bien arrondi et 5 kilos de pris. Je n’ai rêvé que d’une chose tous ces derniers mois : porter la vie. La vie est là à l’intérieur de moi et pourtant j’ai du mal à sourire. Les brochettes qui cuisent dans la rue et les odeurs de citronnelle ont raison de mon appétit, mon moral baisse avec le soleil, on s'en va, direction Koh Samui.
On fête le nouvel an sur une plage, les gens sont heureux, les gens sourient. Les gens boivent, les gens rient. Je marche toujours en me tenant la gorge, comme si je devais retenir quelque chose à l’intérieur. Je desserre la longueur de mon collier comme si ça devait me soulager. Mes amis me questionnent, je suis partagée entre rassurer et me confier. Parce que c'est terrible de dire à ses proches qu'on va mal quand personne ne peut rien pour nous. Je pleure parfois, parce que c’est dur, trop dur, je m’en veux d’être si faible. Et lui s’inquiète. Je pense qu’il ne m’a jamais vu comme ça et je crois qu’il a peur de me voir sombrer. Ou pire. Il me lâche un jour:
« Il ne faut pas que t’en veuilles au bébé ». Et c’est comme un couteau dans mon coeur trop haut. 


Neva. Je savais que c’était toi. Je l’avais deviné à travers l’écran à 12 semaines.
« Vous voulez connaître le sexe? ». Dans ma tête, une voix claironne « je sais déjà » mais je prends un air détaché, David me regarde et on se sourit. À 80%, vous attendez une fille. 

La petite voix intérieure hurle « Je le savais » en riant. Une fille. Ma fille. 
Je t’aimais déjà. Je voulais déjà te dire que t’étais la plus belle et que je serais toujours là pour toi. 
Je voulais te dire que je ne jetterai pas tes Doc Martens neuves, je ne te traînerai jamais chez le coiffeur de force pour te couper les cheveux au carré et te laisser pleurer après, je serai la première à te voir en mariée, et surtout je ne t’abandonnerai jamais. 
Ma Neva. 
Cette grossesse est un cauchemar mais toi, toi tu es mon rêve, petit kiwi. Je tiens bon, je fais tout pour garder le sourire et c’est pour toi. J’aurai voulu voir ton visage pour m’aider à trouver le courage. Alors je l’ai imaginé. Je marche dans la rue en me tenant la gorge, je regrette chaque bouchée que j’avale, j’ignore l’horoscope effrayant que le temple m’avait prédit, « no child forthcoming », je garde secrètes les pensées dramatiques qui me traversent alors l’esprit, et je décide qu’à mon retour sur Bangkok j’irai au centre commercial acheter des tenues de bébé filles les plus kitsch que je trouverai. Juste pour m’aider, pour me rappeler pour qui je le fais. 
-Bien sûr que non, je n’en veux pas au bébé !
Il y a de l’amertume dans ma voix. Je me tourne vers la fenêtre en caressant mon petit ventre naissant et je te fais une promesse. J’y arriverai. 


Quelques semaines plus tard mon reflux aura disparu. 
Quelques semaines plus tard on balayera enfin l'épée de Damocles qui flottait au-dessus de nos têtes inquiètes à cause de l’anomalie de cordon, détectée à la première écho, qui pouvait être le signe d’autres anomalies, et pouvait n'être rien du tout, aussi. 
Je me souviens comme j’avais été forte sur le coup « t'inquiète chéri, elle va bien, je le sais ». Le docteur qui répétait « Ne vous en faites pas, nous verrons tout cela en deuxième écho... d’ici là vous pouvez toujours faire le DPNI », 400 balles non remboursées pour vérifier le patrimoine chromosomique du kiwi. Je faisais la mama, le roc sur lequel on peut se reposer. Mon bébé va bien, c’est moi qui le porte, je le sais. C’est ce que mon 6ème sens me hurlait. Mais la peur m’envahissaient en secret, tard le soir et tôt le matin. Elle me chuchotait des doutes. Étais-je vraiment sure qu’elle allait si bien?

-À quel ordre, le chèque ?
On a fait la prise de sang du DPNI. J'ai passé des heures sur internet à lire tout et son contraire, prier, parier, prier encore. Les résultats sont tombés en Thaïlande. J’actualisais frénétiquement ma boite mail en essayant de me brancher au wifi d’un salon de massage. Puis enfin, un mail. Cet expéditeur.  Le message qui s’ouvre et ces mots écrits trop petits « tout est normal ». Le jour de la deuxième écho, quelques semaines plus tard, David me laissait sur le bord de la route nous conduisant à la maternité tellement il se tordait de douleur. J'ai fini mon trajet à pied, il a été embarqué par les pompiers, il avait un calcul rénal et moi je me suis retrouvée seule dans la salle d'écho avec l'embout et le gel froid, quand le gynéco m'a annoncé que notre fille, ah oui au fait c'est bien une fille, était en parfaite santé, avec deux vaillantes artères pour l'irriguer. Une erreur. C'était une erreur qui avait hanté mon premier trimestre, même si on m'avait fait promettre de "ne pas m'inquiéter" et que j'avais juré au monde que j'étais confiante. 
Un an.
Cette Thaïlande dont je rêvais depuis que j’avais vu « La Plage » dans le canapé lit de mon père. 16 piges, des cheveux presque longs que je soignais pour les faire pousser avec une cire à la noix de coco de chez Body Shop dont je n'oublierai jamais le parfum. Papa dormait dans sa chambre et moi je passais la nuit à me faire des tresses et rêver ma vie future, en regardant Leo et Virginie. Un jour j’irai. Un jour je verrai ces îles aux eaux transparentes. 
Bon, je n’ai rien vu, je suis allée à Koh Samui la seule fois où il y a eu des pluies torrentielles façon coulées de boue. L’hôtelier français nous a rassurés, c'était exceptionnel, il n'avait jamais vu ça en 10 ans. Heureusement il y avait nos amis, les parties de Uno en entendant la pluie, et puis il y avait lui. Adieu Samui, bon retour à Paris. 

Ces derniers jours, j’ai vu fleurir des rétrospectives de l’année 2017 sur Instagram et dans les magazines. On parle de Macron et de Johnny, on re-publie de notre plus joli selfie. 
Moi en 2017 j’ai donné naissance à une petite fille en parfaite santé qui m’a donné bien des frayeurs, entre le premier trimestre éprouvant et mon accouchement. 
Je sais que c’est un signe, petite brioche. Tu veux juste que je me rappelle comme tu m'es précieuse. 
Je vais te dire, je n’oublierai jamais. Tu es mon trésor, tu vaux milles îles, tous les océans transparents et chacune des larmes qui ont coulé. Ton sourire, tes petits mollets, ta voix un peu cassée, c’est ma récompense. Je craignais que ces moments trop intenses n’aient un impact sur tes premiers mois de vie. J'avais peur que tu sois un bébé très angoissé. Je me suis encore plantée. Comme l’horoscope. C’est toi qui a décidé. Mon kiwi, ma courageuse.
Je revois les photos de janvier dernier, tous les matins Facebook se charge de me les rappeler. Je peux encore sentir le curry, les brochettes dans les rues, et le dégoût qui se répand dans ma bouche. Mais j'aperçois aussi mon ventre, le souvenir de tes traits en 3D, et finalement c'est toi que je sens, p'tit kiwi. Je revois le visage que j’avais imaginé. T’es encore plus belle en vrai. 

On a réussi et on se quittera jamais. 
Je t’ai promis que je me battrai pour toi, regarde où on en est, là.

T'avais la taille d’un kiwi, moi je t’aimais déjà. 



© Ourson Chéri



Commentaires

Violette a dit…
Encore un texte splendide, plein d'émotion et de sincérité